La prochaine inauguration de la nouvelle fondation Pinault s’annonce comme l’évènement phare du marché de l’art contemporain, et le geste architectural de Tadao Ando n’y sera pas étranger. De manière plus subliminale elle sera une démonstration aboutie de ce que les sociologues Boltanski et Esquerre définissent comme « l’économie de l’enrichissement ». Pour faire simple et en essayant de ne pas trop caricaturer leur thèse, une nouvelle forme de capitalisme est à l’œuvre depuis quelques décennies transformant le patrimoine en capital. Ils analysent très finement le processus d’enrichissement des marchandises par l’adjonction de mise en récit, que ce soit par leur insertion dans un patrimoine ou par leur proximité avec une personne qui les a possédées ou collectionnées.« les choses ne sont pas collectionnées parce qu’elles seraient rares, mais […] leur rareté provient du fait même qu’elles sont collectionnées » (p. 279).
En ce sens, l’intervention de Tadao Ando dans la restauration du bâtiment de la Bourse du commerce est magistrale. Le vide central du bâtiment – lieu de stockage du blé dès le 18ieme siècle – est complété par un cylindre en béton, qui devient le futur écrin de la collections François Pinault. Tout est dit dans ce geste architectural : faire corps avec l’histoire du bâtiment, prolonger les fonctions patrimoniales, en faisant de l’art contemporain le nouveau blé du commerce mondial, tout en offrant aux visiteurs une espace introspectif au travers d’une déambulation circulaire. Ce faisant, les futures « choses » de la collection se trouvent logées au sein d’un cercle, métaphore du processus de création. Les œuvres plongées dans cette matrice ma(pa)trimoniale en ressortent enrichies d’un récit historique débuté en 1232 et provisoirement conclus par le cylindre en béton du génial architecte..
Ce processus d’enrichissement n’est certes pas nouveau; On peut citer le Guernica de Picasso, devenu un des chef d’œuvre du peintre en partie grâce à l’anecdote qui veut qu’à la question d’un officier allemand visitant son atelier et lui demandant si c’était lui qui avait fait ça, il répondit « non, c’est vous », ou plus récemment le travail de Lee Bae, inscrivant ses œuvres dans la plus pure tradition culturelle coréenne. Plus contemporain, le travail d’Ernest Pignon Ernest, inscrivant physiquement ses créations porteuses d’un récit politique sur les lieux mêmes de sa survenue procède de la même démarche, au même titre que la (aussi) prochaine inauguration de la Fondation Luma sur le territoire historique et industriel d’Arles.
Il me semble pourtant que ce futur lieu sera la forme la plus aboutie de ce nouveau capitalisme patrimonial, pour le plus grand bonheur des passionnés d’art dont je fais partie. Bien évidemment, les Cassandres crieront à nouveau au holdup up, en soulignant encore ! la vacuité de Jeff Koons mais on pourra leur répondre que les livres de Luc Ferry, chef de ces mêmes Cassandres, sont bien rangés au rayon « Philosophie » de la Fnac – on cherche encore sa pensée philosophique. Je préfère relever l’intelligence et sans doute l’humour de François Pinault: une des plus belles collections mondiales d’art contemporain détenue par le plus grand des commerçants mondiaux enfin montrée, au sein d’une ancienne halle au blé, devenue bourse du commerce. Brillante démonstration de l’analyse des deux sociologues, qui voit le patrimoine et l’histoire devenir les métadonnées des « marchandises » d’une nouvelle forme de capitalisme. CQFD : il sera de plus en plus difficile de s’enrichir sans enrichir.
Accessoirement la « mise en patrimoine » ouvre le champs à de nouveaux métiers. Sans doute, un jour, les directions du marketing embaucheront des historiens, sous peine de voir leurs produits devenir des « commodities » sans valeur.