« Toujours quelques choses de nouveau en provenance de l’Afrique »
Le musée du Quai de Branly a fait sienne la citation de Pline, et l’exposition EX Africa, menée de main de maitre par l’historien et critique d’art Philippe Dagen rend enfin justice à la création africaine contemporaine.
Longtemps cantonné à un réservoir de formes pour artistes occidentaux, la création artistique africaine a souffert de son invention par les premiers cubistes et autres surréalistes, qui n’y virent qu’un moyen de rejeter un monde sorti de guerre en tentant la métamorphose des lignes sculpturales. C’est bien le génie de Basquiat de faire prendre conscience, dans le triptyque qui accueille le visiteur de l’exposition, de l’exploitation de la culture africaine, où la figure de l’homme africain est cantonnée dans l’imaginaire occidental à un rôle de serviteur. L’artiste africain – autoportrait à la couronne de Basquiat – est là pour inciter cet homo africanus à jeter la livrée de serviteur de l’art d’hommes blancs pour se réapproprier son passé culturel. On peut imaginer avec quelle rage, Basquiat à enfoncé les clous qui parsèment cette œuvre, ces mêmes clous qui connectent l’homme aux esprits dans la culture africaine. Le mal est nommé, et la route dessinée. Il ne restait plus qu’aux artistes suivants de suivre le chemin de cet ancêtre artistique mythique.
Certains le fond avec humour – les frères Chapman créant un panthéon de faux fétiches intégrant les codes marketing de McDonald, certains ayant la figure du clown Ronald – d’autres s’appropriant les codes esthétiques de ceux-là même qui les avaient spoliés de leurs univers formels – splendide série de photos « les Demoiselles de Porto-Novo » de Leonce Raphael Agbodjelou en contre champs des Demoiselles d’Avignon du grand prédateur que fut Picasso pour l’art dit primitif. D’autres enfin (Orlan, Annette Messager, Combas), d’origines non africaines affirment la créolisation de l’art à l’œuvre.
Pour autant, l’intelligence de l’exposition ne se réduit pas à cette cannibalisation croisée – tu me voles mes formes, je te vole tes codes – . Outre le mérite de montrer une création contemporaine détachée des codes traditionnels du masque africain mais qui confirme s’il en était encore besoin que l’homme africain est bien « rentré dans l’histoire » (splendides œuvres de Romuald Hazoume et Pascale Marthine Tayou), elle pose incidemment la question de la restitution des œuvres collectées par les colonisateurs.
Le sujet reste complexe selon que l’on se place d’un point de vue moral, muséal ou juridique – n’oublions pas que la plupart furent légalement acquises. Il me parait intéressant cependant de souligner que ces objets – sans nier leurs qualités esthétiques – ne furent élevé au rang d’œuvres d’art que par les artistes des peuples colonisateurs, et à leur suite Malraux. Tous, à de très rares exceptions, furent d’abord les vecteurs d’une pensée religieuse et mythologique et les réceptacles d’une culture essentiellement orale. On le sait, la propriété d’un objet se définit par 3 qualités : usus, fructus, abusus : le droit d’user de la chose, le droit de jouir de la chose, le droit de disposer de la chose. Une restitution, peut être légitime, n’aura malheureusement pas le pouvoir de restituer la totalité de la propriété de ces œuvres, le « droit d’usage » ayant été irrémédiablement détruit à l’instant même de l’entrée dans un musée. On a tué la parole de ces objets, et c’est un peuple de statues muettes que l’on transférerai.
On est en droit de s’interroger sur les motivations profondes de ces potentielles restitutions, sachant que la « réparation » est devenue impossible. Refus de la créolisation de l’art ou du métissage de la culture ? Pour ma part, plutôt que de fausses bonnes actions, je préfère me fier à la vision d’Edouard Glissant, immense poète du Tout Monde et d’une pensée rhizomique et qui milite pour la fertilisation croisée de nos musées.
« Les mémoires des esclavages ne cherchent pas à raviver les revendications ou les réclamations avant toute chose. Dans le monde total qui nous est aujourd’hui imposé, la poétique du partage, de la différence consentie, de la solidarité des devenirs naturels et culturels […] nous incline vers un rassemblement des mémoires, une convergence des générosités, une impétuosité de la connaissance, dont nous avons tous besoin, individus et communautés, d’où que nous soyons. Conjoindre les mémoires, les libérer les unes par les autres, c’est ouvrir les chemins de la Relation mondiale. »